Poupart en l'église Saint-Germain l'Auxerrois

Il y a bien des années que Le Moal m'avait parlé de Poupart, un peintre qu'il aimait, qui vivait du côté de Melun en dehors du commerce de la peinture. Une fois j'ai reçu un carton de Dreux où il était brièvement dit que Poupart exposait ses toiles ; par un autre carton j'étais plus tard invité à me rendre à Melun même pour voir les œuvres de ce même peintre présentées au musée de la Vicomté, que je connaissais justement par Le Moal, parce qu'il y avait eu auparavant une rétrospective.

Mal inspiré, je n'effectuai aucun de ces deux voyages, dont l'œuvre inconnue tentait d'être le prétexte. C'est aujourd'hui Poupart qui vient à Paris - et non pas dans une galerie, mais dans une église. Et c'est là, dans Saint-Germain l'Auxerrois, que je rencontre l'homme pour la première fois, et c'est en ce lieu qu'il me montre ses tableaux. Il n'est pas du tout habitué à montrer son ouvrage. Evidemment, c'est son plus profond et plus enfoui secret. C'est sa prière offerte aux yeux d'autrui. Convoque-t-on les gens pour dire qu'on a prié ? Ah, il regrette déjà d'être venu. Bien sûr, la peinture, c'est fait pour que les autres la voient, la jugent même, ne l'aiment pas même, s'en foutent parce qu'ils ont d'autres chats à fouetter. Enfin, puisqu'on est là, autant regarder. Ah, il est découragé : je ne verrai rien, le ciel s'est assombri, il n'y a pas de lumière, pas d'éclairage. On va essayer, cependant. On déplace une toile et on la place de telle sorte qu'elle cueille un peu de la clarté qui traverse encore la verrière blanche.

On cause de Le Moal. Oui, Le Moal aime beaucoup ce qu'il fait. Je dis que Le Moal m'a parlé de lui avec beaucoup de ferveur. Je vois deux, trois, quinze toiles. Il en est quelques-unes, très sombres, pour lesquelles nous devons nous battre contre la matité et la grisaille croissante du jour. Je dis à Poupart : je voudrais tellement bien voir celle qui a cette plage rouge parce que l'apercevoir a éveillé en moi le nom de Philippe de Champaigne ...

Le vrai peintre est un portraitiste, mais bien sûr, il ne peut faire que son propre portrait, et si tel artiste oublie par distraction d'être présent dans ses toiles, celles-ci vont s'en ressentir, bien qu'elles puissent encore décorer des vitrines. Ça ne veut pas dire que le portraitiste dont je parle s'intéresse à son visage, à son moi, ni qu'il se scrute soi-même.

Poupart est à des milliers de milles de ces préoccupations. Il est tout le contraire d'un mondain, d'un publicain, d'un pharisien, d'un puritain : il est un fervent qui entend le silence des morts, la souffrance des vivants et que la joie soulève. Il appartient à une famille d'hommes bien trempés et coriaces, d'une sensibilité ordinairement attribuée aux jeunes filles ; il appartient à la famille des hommes de la gravité, du tragique et de la joie ; il appartient à la famille des tailleurs de pierre, des compagnons ; il appartient à la communion et à la solitude ; il appartient à la famille de Péguy : "l'âme est visible dans le visage, l'âme est visible dans l'ouvrage".

Et pourquoi Philippe de Champaigne ? A cause de la qualité, à cause de la densité, de la rigueur ; à cause d'un grave regard de spirituel.

Robert Marteau

Article publié dans la revue Esprit, juin 1971

Rencontre

Il y a des rencontres qui sont une sorte de révélation. J'ai passé un après-midi dans l'atelier de maître Poupart. J'en suis sorti modifié. J'avais vu quelque chose grâce à ses paroles, mais surtout grâce à ses toiles.

Comme chez tous les voyants d'ailleurs, son regard est déjé une parole. Les yeux ont la couleur de l'âme. "La peinture est un passe-temps inutile, dit-il, si elle n'est pas faite pour émouvoir".

J'ai envie de dire que sa peinture est plus qu'émouvante. Elle a le don de "mouvoir".

Les gens se déplacent sans cesse. Notre civilisation est automobile ! Les rationnements d'essence vont nous obliger à nous arrêter un peu. Les hommes cherchent n'importe quoi n'importe où. "Ils cherchent ailleurs ce qu'ils ne trouvent pas en eux-mêmes", précise-t-il.

Leur fuite en tous sens, leur errance insensée sur la surface du globe, sur la superficie des choses, trahit leur paralysie intérieure, leur immobilité spirituelle. Ils sont "sclérocardiaques", selon le reproche de Jésus aux voyageurs d'Emmaüs.

"Partir de l'immatériel pour arriver à l'immatériel", dit-il aussi. La peinture est signe.

L'œuvre de Poupart est personnelle, mais sans cette complaisance dans la subjectivité qui se donne en spectacle.

C'est une œuvre rigoureuse, mais sans cette invasion des formes et des géométries chosifiées qui voudraient nous faire prendre la composition pour de l'inspiration.

Œuvre humble et patiente, où la volonté arbitraire et tendue se fait obéissance à un appel "tendre et violent", mais sans cet évanouissement des figures dans l'aléatoire et le neutre, qui sont si proches du vide parfois.

Œuvre spirituelle, mais pas désincarnée. Au contraire, malgré les dimensions imposantes des toiles (souvent 4 ou 8 mètres carrés), un grand souci de laisser les couleurs jouer les unes sur les autres, les lignes se tendre et se détendre, les volumes peser les uns sur les autres, la matière vibrer, glisser le plus souvent sur le grain de la toile avec une facilité qui n'est qu'apparente, s'accrocher parfois à un passage difficile comme pour ramasser son élan.

Il vient d'achever les sept "Grandes Fêtes". Imaginez une lumière insaisissable qui éclate sept fois, jamais de la même manière, et pourtant avec une constante évidence. Les panneaux sont hauts de quatre mètres. Ce pourrait être écrasant. Au contraire, c'est une délivrance. Un acte de foi, un geste de paix, une parole divine qui s'adresse presque d'emblée au regard non des yeux mais du cœur.

La première toile de cette série est déjà le don du Feu qui descend avec une infinie douceur pour toucher le sol - toujours cette traverse solide en bas des œuvres. Noël. J'y vois cette consolation qui sèche les larmes des visages et qui fait couler une autre source intérieure. "Cela a été douloureux", répond-il.

Dans la même série, "Résurrection". Comme une porte entre-ouverte. Là-bas, une flamme d'un blanc pur et pauvre qui danse. Des ombres de terre ocre qui deviennent violettes au contact d'irisations orangées. C'est bien la clef d'accès à l'œuvre et peut-être au réel qui nous est livrée là. Image de la parole profonde qui nous invite à entrer dans le royaume du silence - ou bien, au contraire, image du silence qui ne demande qu'à entrer - si nous voulons bien - dans notre vie pour y faire sa demeure ...

Alain Bandelier

29 novembre 1973

"Sa peinture m'a paru admirable, d'une densité spirituelle égale à sa pureté plastique."

Bernard Dorival

Correspondance privée du 11 novembre 1974

Poupart "personnifiait pour moi l'esprit créateur. Il savait redonner vie au monde éternel des formes et des couleurs."

Jean Hubert

Correspondance privée du 29 janvier 1980

Une œuvre à découvrir

Dans un grand atelier ouvert sur un vaste espace vert d'Ile-de-France, près de Melun, des dizaines d'immenses toiles tournées contre le mur paraissent attendre un improbable départ. Ce sont les veilleuses mélancoliques d'un destin, celui d'un peintre solitaire, replié sur lui-même, attentif dans ses réflexions profondes à la création qui le hantait.

Roger Calixte Poupart a été - l'a-t-il voulu ? subi ? en a-t-il souffert ? - un oublié de la gloire. Les musées de Melun - l'Espace Saint-Jean - et de Meudon - l'Orangerie du château - montrent cette œuvre qu'en de rares occasions, moins d'une dizaine d'expositions dans une vie, le public a pu voir. Cette révélation, qui l'eût sans doute troublé, éclaire une émouvante et noble attitude : créer c'est donner. Poupart le guetteur de soi, a fait chez lui, au milieu des siens, et pour les autres hommes, ses fréres, une œuvre que ceux-ci n'ont pas connue.

Elle s'adressait pourtant à tous à travers ce qui fut la trace de cette œuvre : le chemin de Croix. D'abord peintre-verrier, Roger Poupart fit de la passion du Christ la sienne, comme une sorte de projection de ses hantises, de ses colères, de ses tourments, de ses doutes. Plusieurs vitraux d'église en témoignent d'autant plus que sa foi fut, dès sa conversion au catholicisme et son baptême en 1937, un appel vers une plus forte tension de l'absolu.

Son œuvre se décante de l'image, il ne l'abandonne pas, il la spiritualise ; il en fait une dramaturgie contemplative qui exprime son cheminement intérieur non plus par des signes visibles mais par des suggestions sensibles. Cet écorché est un être fraternel, il a beau adhérer à une peinture pure sans références directement visibles, il n'en abandonne pas moins, à travers le chemin de Croix, sa route de la vie difficile, le "dur chemin" de ses grandes toiles de 1976 qui succèdent à celles qu'il intitule, à partir de 1966, "Les sentiments humains", partagés entre Melun et Meudon, ou "La nature" de 1969-70, "dont la densité spirituelle égale la pureté plastique" écrivait Bernard Dorival qui rapproche, à juste titre, Poupart de Manessier, de Bertholle ou de Le Moal.

Poupart exécute des toiles immenses, diptyques, triptyques, quadriptyques, et même associations de six toiles. Aucun espace n'est assez vaste pour traduire plastiquement ses sentiments ; recherches sur l'homme, "Le refus violent", "Le trouble", "Le silence oppressant", "L'angoisse", "L'arrogance", mais aussi sur la nature, "L'hiver humide", "Le vent chaud", "Le vent noir", "Le vent de pluie", "Le vent de brouillard"... Mais cet être de douleur et de compassion l'est également d'espérance. La fluidité de sa peinture, l'espace affranchi de structures et de limites, la couleur flottant dans l'air comme un corps transparent traversé d'ondes diaphanes, inclinent Poupart vers la joie. Cette œuvre si intensément intériorisée, riche de ferveur et d'amour, explose dans la lumière ; le "dur chemin" devient un "chemin vers la joie", et la peinture s'épanouit dans le plain-chant.

Poupart n'a montré ses tableaux qu'en de rares occasions, au musée municipal de Melun en 1967 et 1971, à Dreux en 1970, au C.E.R.P. de Vincennes et en l'église Saint-Germain l'Auxerrois à Paris qui fut l'objet de polémiques regrettables. Exposition mal présentée, manquant de lumière... Il en souffrit beaucoup.

Il n'exposera plus désormais, mais sa peinture prend un nouveau tournant, le Magnificat succède au plain-chant. A partir de 1975-76, il entreprend les grandes compositions de "L'homme tourné vers Dieu", "Silence dans la lumière", "Vers la lumière", "Le chemin vers la joie", "Prière blanche". Douleur et espérance, sérénité et souffrance, se mêlent dans une symphonie d'un impressionnant dépouillement où s'affirme sa présence d'homme de sang et de feu. Ses tableaux reflètent, dans des couleurs de plus en plus immatérielles, aux éclats soudains, le souffle du divin.

Sa "grande boucle", comme il disait, accomplie, Roger Poupart ayant dit sa vérité, mourut le 19 novembre 1977.

Son œuvre retrouve enfin, après un long sommeil, les regards de ceux à qui il offrit, dans la solitude, sa quête passionnée.

Pierre Cabanne

Mars 2005